Bora – Bora, la perle du Pacifique?
Pas un reportage sur la Polynésie sans un article dithyrambique sur Bora – Bora, rebaptisée Bora, un peu comme on dit St Barth. Notre crainte est d’être déçus, d’autant que Bora Bora n’a pas bonne presse auprès des voiliers de voyage. Sur l’air bien connu du “c’était mieux avant”, on nous cite pêle-mêle l’argent roi, le lagon massacré par les hôtels de luxe, l’impossibilité de mouiller sur ancre et les bouées louées à prix d’or, la culture US qui a laminé les traditions locales. In fine. Bien peu d’équipages nous recommandent la visite, ce qui nous donne d’autant plus envie d’y aller voir! D’autant que les 3 équipages successifs venus nous rejoindre en mai-juin et en septembre 2022 ne comprendraient pas qu’on en fasse l’impasse. A la date de cet article, nous en sommes à 4 séjours.
Le succès de Bora tient à deux points : la géographie particulière d’une petite île volcanique très haute au relief déchiqueté, entièrement entourée d’un lagon magnifique d’eau cristalline turquoise et d’un récif barrière formé de motus bordés de sable blanc ; l’opération Bobcat, qui en 1942 a déversé ici 5000 GIs lors de l’entrée en guerre des Etats – Unis. Outre une abondante descendance locale, ils ont laissé sur l’atoll des infrastructures qui ne demandaient qu’à être exploitées.
Cette exceptionnelle photo aérienne, orientée vers l’ouest, a été prise avant la construction des hôtels, donc elle doit dater des années 50 – 60. Ceux-ci occupent maintenant toute la partie est, en bas de l’image, qui devait être un sacré mouillage, ainsi qu’une bonne partie des pointes sud de l’île principale, à gauche.
Vue de Tahaa, le mont Otemanu, vestige du volcan, se dresse avec un prolongement en arc de cercle par la crête de la caldeira effondrée jusqu’au relief bas du motu.
Mais la beauté du paysage n’explique pas à elle seule sa renommée. L’histoire a fait connaître Bora du monde entier en 1942. Elle est devenue la base arrière de l’armée américaine dans le Pacifique après l’attaque de Pearl Harbour. L’opération appelée “Bobcat” a ainsi envoyé 4000 à 5000 soldats américains, jusqu’en 1946. En quelques semaines ils ont construit un aéroport qui devait devenir le premier aéroport international de Polynésie, bien avant celui de Papeete. L’aéroport a permis l’acheminement du matériel nécessaire à construire les quais de débarquement, les routes, la centrale électrique et l’armement, ainsi que les services d’accompagnement, notamment sanitaires. Malgré un creux de quelques années à partir de 46 (dû notamment à l’enlèvement de la centrale électrique) ces infrastructures ont largement facilité ensuite le développement du tourisme. L’opération a rendu Bora – Bora et la Polynésie célèbres dans tous les Etats-Unis. Et quelques 300 naissances auraient prolongé cette présence américaine.
Pour rejoindre Bora en bateau, on quitte le lagon de Raiatea – Taha’a par la passe Miri Miri au sud, ou Pai Pai au nord. Cap au nord-ouest sur une distance de 20 milles, généralement au portant dans des conditions confortables (mais l’un de nos passages s’est fait sous 25 nds, rafales à 32…)..
Le récif sud est, au ras de l’eau déborde largement les terres émergées visibles, il faut faire attention à ne pas se laisser aller à tirer trop près des motu visibles. Ce n’est qu’au dernier moment qu’on voit les déferlantes qui couvrent la pointe sud-ouest du récif repérée par un petit phare blanc.
Pour peu que la houle de sud s’en mêle, ces déferlantes peuvent être sérieuses. Au moins, elles rendent le reef visible.
Il faut ensuite remonter plein nord jusqu’à l’unique passe Teavanui, large, profonde et bien balisée. La mer se calme instantanément après la pointe, et la remontée vers la passe est un grand moment des Iles Sous-le-Vent, pleine balle sur eau plate par vent de travers, avec le turquoise du lagon dernière les déferlantes et la montagne verte en arrière plan.
On a eu parfois la chance de croiser des dauphins. sédentarisés dans la passe et, un peu plus loin des globicéphales.
Dès la passe atteinte, le lagon s’ouvre sur l’île principale dominée par le mont Otemanu avec, à gauche, le motu Ahuna.
Le ton est donné pour notre premier séjour, avec une nuée de jets skis à fond la caisse, déboulant dans la passe pendant qu’un énergumène plonge du haut de la bouée d’entrée!
Le mouillage du “Yacht Club” (un simple restaurant) est juste en face de la passe.
C’est bien pratique, d’autant que le site est très attractif, avec une bonne cuisine servie sur le deck au-dessus de l’eau, un vrai garage à dinghy et de superbes couchers de soleil. On peut rejoindre le centre de Vaitape en 10 mn de dinghy.
Et quel bon goût d’accueillir nos deux Christine avec un cocktail assorti à la tenue de chacune…
On va commencer par ce qui fâche. Les voileux ici sont un peu considérés comme des parias : pas assez de dollars, polluants et gâchant la vue, mais ils sont toujours là. Alors la municipalité a interdit tous les mouillages sur ancre (sauf à 2 endroits sans intérêt et trop profonds pour nos petits bateaux). Elle a fait installer par une société privée des corps-morts gérés par une autre société qui fait payer les bouées au prix fort : 4000 XPF en 2022, soit 35€ la nuit, sans service associé sinon la collecte des poubelles 2 fois par semaine, et sans vraiment de garantie sur leur tenue (à 3 reprises, nous avons avons vu des bouées détériorées dangereuses). Seules 4 zones sont autorisées, repérées sur la carte plus haut, où il peut ne pas y avoir de place. Le comble, c’est que les charters à 12 personnes par bateau paient le même prix que nous et pire encore, les bateaux de plus de 19 m qui sont trop gros pour les bouées peuvent mouiller partout gratuitement!
Une fois ce (gros) point noir évoqué, l’essentiel : ce lagon est extraordinaire, navigable presque partout, et tous les mouillages bénéficient d’une protection parfaite, ce qui est rare dans les Iles Sous-le-Vent (pour être concret, seuls rivalisent : à Huahine, Avea et motu Murimahora et à Maupiti, face au village), et une vraie vie traditionnelle perdure en ignorant le monde fou des grands hôtels.
Le tour du lagon passe par le nord. On passe devant la grande baie de Faanui avec son quai de déchargement pour les goélettes qui ravitaillent l’île. C’est dans cette baie que les américains avaient installé leur base pendant la 2ème guerre mondiale. Le chenal est bien balisé jusqu’à la pointe nord-est où un chenal étroit sinueux débouche sur l’alignement des bungalows sur pilotis des hôtels, heureusement concentrés sur une faible distance. Empiétant sur un chenal étroit, ils imposent de les longer à quelque mètres. La dernière nouveauté, c’est la construction de piscines massives en béton devant chaque bungalow. Coulés sur des gros pieux en béton sur le lagon, ces sortes de gros bacs à fleurs sont remplis d’eau douce, une aberration économique, écologique et esthétique!
Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur les flux financiers qui ont permis la dénaturation des splendides motus auxquels ils sont raccrochés, d’autant que la moitié de ces hôtels seraient fermés et souvent en ruine, parfois depuis des dizaines d’années comme le Club Med.
Il faut donc tourner la tête à droite, et suivre la succession des vues sur le mont Otemanu.
Mais la récompense est au bout du chenal devant le motu Faraone, sur un fond de sable où une dizaine de corps-morts sont installés. Les couleurs se passent de commentaires, avec ces bleus incroyables qui changent de teinte selon l’exposition, l’heure ou l’éclairage.
De là on peut partir en annexe au jardin de corail en face du motu Piti uu Uta, un des spots de snorkeling où on a vu les coraux les moins abimés et pas mal de poissons de lagon. Si on poursuit en annexe, on peut contourner la pointe sud de l’île jusqu’à la plage Matira, réputée exceptionnelle, qu’on a juste trouvée belle. Sur le motu Faraone est installé un peintre. A partir de son studio vers la pointe du motu, on peut se promener librement devant un panorama magnifique. De l’autre côté vers le nord, tout est privé (“tapu!”).
Ce mouillage fait l’unanimité des équipages de Spica, c’est l’occasion de les saluer : Liliane et Jean-Pierre, Caroline et Philippe, Annabelle et Nico, avec leurs copains Margot et Rémy auteurs d’un rendez-vous particulièrement minuté, bien sûr Christine et Alain, qui ont retrouvé Kooka après avoir passé quelques jours sur Spica, avec leurs amis américains Amy et Bob, Annie et Dominique, pas (encore) venus à Bora.
Quelques familles préparent des repas traditionnels sur commande.
3ème zone de corps-morts dans la partie ouest du lagon, dans la grande baie de Povai, qui manque de charme. Le Bloody Mary’s, véritable institution de Bora, a donné son nom au mouillage.Taillé pour la clientèle américaine, un grand fare les pieds dans le sable, quelques musiciens traditionnels, des plats présentés crus à l’entrée. Service impeccable, qualité et fraicheur des produits, c’est bien fait et ça plait.
4ème et dernière zone de mouillage : à l’ouest du motu Toopua, entre la barrière et le motu, des corps-morts sont mouillés entre les patates de corail. Pour certaines bouées, ça ne facilite pas leur capture, mais la solitude face à un paysage exceptionnel est à ce prix.
Côté terre et par comparaison aux autres villages de Polynésie, la capitale Vaitape est un village sale, aux trottoirs défoncés, le fare artisanal prend l’eau, mais les boutiques à touristes se touchent. Heureusement notre troisième séjour coïncide avec le début du Heiva, cette fête de toute la Polynésie où les villages s’affrontent par des spectacles de danse, de chants, d’activités sportives, comme les courses de va’a et autres défis terrestres. On a appris que les spectacles de Bora sont les plus fastueux après Tahiti. Et après ces deux années sans Heiva à cause de la pandémie, la fête s’annonce grandiose.
Au centre du village, occupé par une grande esplanade, ont été construites des baraques éphémères de restaurants décorés de végétation, fleurs, coquillages.
Cette fête draine toute la population de l’île qui vit au ralenti pendant un mois. Car chaque district affiche des dizaines de danseurs et chanteurs qui s’affrontent deux par deux dans des sortes de derbys sur l’esplanade. Le village gagnant ira représenter Bora au Heiva final de Tahiti. Les chorégraphies sont très élaborées, avec des costumes somptueux et des musiciens et chanteurs pleins de punch.
Nous passons deux soirées formidables dans une ambiance bon enfant, malgré la difficulté à comprendre la signification symbolique de ces représentations de la mythologie polynésienne sans traduction simultanée. Quant aux touristes des hôtels de luxe, ils sont débarqués en petit nombre, totalement extérieurs à cette communion polynésienne. Deux mondes parallèles…
Pour l’occasion le fare artisanal a été magnifiquement décoré. Les stands débordent de colliers de coquillages et de tout un artisanat, confectionné par les « mamas », organisées en syndicats de quartiers ou de villages. Le travail des coquillages est particulièrement réussi. On va craquer pour plusieurs bijoux, soit tout simples soit plus recherchés.
Une remise des prix récompense le plus beaux stands mais tous reçoivent un prix, de quelques dizaines à quelques centaines d’euros, qui leur permet d’acheter la matière première ou des outils, et aux politiques de parader.
Bora, comme tous les coins touristiques attire les peintres. Jean-Pierre Frey a jeté l’ancre dans la baie, face au mouillage du cata avec lequel il est arrivé des Caraïbes il y a 8 ans. Un sacré coup de crayon, quelques beaux tableaux et collages, on craque pour une petite litho à l’unité, dûment emballée pour résister aux embruns sur la route de retour au bateau.
Derrière le fare artisanal, on met du temps à trouver le monument abritant les cendres d’Alain Gerbault, conçu pour être le moins visible possible, Bien qu’il ait vécu à Bora la fin de sa vie, ses sympathies pétainistes ont fait oublier ses exploits aériens, maritimes et son soutien à la civilisation polynésienne, en ont fait un paria, finalement chassé de la Polynésie vers le Timor Oriental, où il est mort peu de temps après à 48 ans.
Bora est une petite île comparée à ses grandes sœurs de Raiatea, Taha et Huahine. On peut en faire le tour à vélo. Et nous voilà partis avec nos vélos pliables sur les 32 kms de route qui ceinture l’île. Côté nord, on rencontre les habitants du quartier présent au Heiva la veille. Il nous décryptent avec passion quelques tableaux du spectacle de la veille, et on se retrouve instantanément dans la Polynésie que nous aimons. Plus loin, un passionné de maquettes a créé un petit musée qui abrite sa production de toute une vie. Il est incollable sur leurs histoires, que ce soient des bateaux historiques ou des bateaux récents de tour-du-mondistes. Il a eu l’idée très pertinente de reproduire tous les bateaux à la même échelle, quelle que soit leur taille.
Quelques beaux paysages côté est, qui compensent les hôtels abandonnés et l’immense dépôt d’ordure à ciel ouvert…
La météo pluvieuse ne nous a pas permis de faire la randonnée prévue avec le guide Django. Partie remise on l’espère, tant le relief est attirant.
Moralité, il existe deux mondes à Bora, qui communiquent bien peu. Ce lagon est un des plus beaux qu’on connaisse et il serait incompréhensible de ne pas en profiter. Tout en restant lucide sur l’absurdité du développement voulu par les élus il y a plus de 50 ans, qui perdure aujourd’hui en étant totalement dépassé. Et en allant au contact de la population locale, qui a su garder sa culture intacte.
Complément historique : opération Bobcat
Le 7 décembre 1941 la flotte américaine du Pacifique à Pearl Harbour, aux îles Hawaï, est détruite par l’armée japonaise.
Cet acte de guerre fait basculer les Etats-Unis dans la deuxième guerre mondiale.
Pour s’opposer à l’invasion de tout le Pacifique par le Japon, les US cherchent à maintenir une ligne de communication avec l’Australie et la Nouvelle Zélande. Les stratèges américains tablent sur une base de ravitaillement dans un îlot du Pacifique sud. C’est Bora Bora qui sera choisie au vu de son lagon profond accessible par une passe unique et parce que la Polynésie a rejoint la France libre. Le nom de code est Bobcat qui deviendra, par analogie, le nom de guerre de l’île.
Il s’agit d’installer des dépôts de carburants, huile lourde et gasoil, et une base d’hydravions sous la protection de défense adaptée.
Un accord fixant les conditions d’occupation de l’île est conclu avec les autorités locales.
Le 22 janvier 1942 un premier bâtiment se présente pour reconnaître la passe et hydrographier l’entrée du lagon. Les hauts-fonds sont dynamités et la passe est balisée pour permettre l’arrivée de la flotte.
Le 17 février 1942 le convoi Baker 100, de 9 bâtiments, aborde l’île avec 4000 hommes et 20000 tonnes de matériel.
En l’absence d’infrastructures préexistantes, il va falloir assurer toute la logistique pour établir cette base militaire. Ce sont les « seabees », hommes issus du corps du Génie Civil, qui construisent les quais de déchargement, une station d’eau potable et d’assainissement, une usine électrique, les logements pour les soldats et l’aéroport. Ils renforcent les routes pour supporter le poids des engins.
L’aérodrome est construit sur le motu Mute. Les travaux durent 7 semaines pour édifier 2 pistes perpendiculaires.
La base d’hydravions est installée au nord de la baie de Faranui. Elle escorte les convois qui viennent se ravitailler.
Les réservoirs de carburants sont opérationnels en juin.
Pour contrer une éventuelle attaque japonaise, des batteries anti-aériennes sont construites aux points stratégiques de l’île.
Pendant ces 5 ans d’activité, de 1942 à1946, 5000 militaires sont basés en permanence sur l’île. L’opération Bobcat a approvisionné 181 navires en carburant et 193 en eau douce. 45 navires ont été réparés dont une dizaine pour de gros travaux. 1200 navires ont été déchargés et chargés, ce qui représente 50 000 tonnes de fret. Près de vingt mille hommes d’équipage sont passés par Bora.
L’opération Bobcat a également permis des expérimentations de pontons amphibies qui ont servi pour les débarquements ultérieurs, particulièrement celui de Normandie.
On comprend que l’arrivée des forces américaines va bouleverser la vie des habitants de Bora : contraintes de déplacement, mais en contrepartie services, aide sanitaire, eau potable et énergie, cinéma… L’économie locale s’envole. Les contacts avec les marines seraient à l’origine de nombreux métissages. Leur départ va replonger l’île dans le passé.
Mais la notoriété de Bora Bora est faite.
Après le départ de l’armée américaine en 1946, l’aéroport est fermé. En 1950 la piste est rouverte et Bora devient le premier aéroport international de Polynésie.
Source : posters de Jean-Louis Saquet installés dans les 2 restaurants de Bora, Yacht-Club et Beach Club. Jean-Louis Saquet était un graphiste de grand talent passionné par l’histoire polynésienne. Il avait fondé une petite maison d’édition à Papeete, qui avait notamment publié 2 ouvrages de référence sur les Marquises et le lagon polynésien. Malheureusement, à la suite de son récent décès, la maison d’édition a été fermée et son fonds n’est plus accessible.
Cécile
Paysages superbes, et rappel historique très intéressant. Et quelle chance d’y avoir vu un Heiva en plus.
Génial la photo de Bora avant les hotels !
Philippe LOBERT
Un gros soupir à la lecture de ce reportage qui complète notre passage à Bora d’un volet documentaire et historique qui nous a manqué.
Merci d’avoir raviver de très bons souvenirs.
A vous lire pour la suite de votre périple.
Marchand
Reportage comme toujours très intéressant historique et actuel
Magnifique
Amitiés
Francoise et Jean-Louis
Claire
Toujours un grand plaisir de feuilleter vos récits et d’admirer vos photos, merci de nous faire voyager. Amitiés. Claire
Alain et Christine - KOOKA II
Merci à Michel et Christine de nous avoir fait découvrir Bora. Si on oublie les hotels et les jet skis, Bora reste magnifique et mérite son nom de Perle du Pacifique. Nous y reviendrons encore et encore.
JEAN PIERRE ROUX-LEVRAT
Lire , apprendre et se souvenir de Bora Bora : quel bonheur dans les brumes automnales et les sifflets des manifestations de l’Hexagone. Merci pour cet entracte. Amitiés et Bon vent