Novembre 2024
Découvrir en plein Pacifique une ville industrielle de 3000 habitants, brutalement abandonnée et restée en l’état depuis 50 ans, quel choc en plusieurs étapes!

Après une nuit de navigation depuis Moorea, l’île apparait, au soleil levant, comme une masse sombre tabulaire. En s’approchant, on distingue de hautes falaises creusées de grottes.
Face à nous, des structures en ruine : un énorme pilier en béton et tout un tas d’autres soubassements à moitié détruits et rouillés.
L’aspect est plutôt sinistre. On sait qu’il n’y a aucune possibilité de mouillage car les fonds descendent à pic. Des bouées ont été installées et la question est de savoir s’il en reste une libre, condition indispensable à notre séjour ici. Et bien oui, on a de la chance car il en reste une, malgré les trois autres bateaux déjà présents. Elle est juste en face du petit port aménagé pour les barques, à quelques mètres de l’énorme pilier.
Si jamais le vent tournait, on serait à toucher le bord du reef; pas très rassurant.
D’autant que le bout d’amarrage ressemble plus à une écoute de dériveur qu’à un solide nylon toronné. Mais le bateau voisin nous dit qu’il est neuf, alors faisons-lui confiance. Pour la petite histoire, nous avions rencontré l’équipage d’un bateau qui s’était retrouvé à la dérive, la bouée du mouillage toujours bien amarrée au bateau. Et nous savions qu’un autre bateau avait disparu, retrouvé au-delà de l’horizon avec l’aide d’un bateau à moteur rapide. Bref, un mouillage précaire.
Cerise sur le gâteau, on aperçoit 3 baleines à bosse juste devant le bateau, qui nagent tranquillement en soufflant.
Julien Mai est tavana (maire) de Makatea depuis de nombreuses années. Il nous attend sur le quai, près d’une fresque de kaveu (le fameux crabe de cocotier) dont nous comprendrons le sens à la fin de notre séjour.
Nous l’avions appelé pour préparer notre arrivée, et réserver une visite guidée. Julien se révèle un guide passionnant, qui nous plonge dans l’histoire étonnante de Makatea.
Au plan géologique, elle a été formée, comme les autres atolls des Tuamotu, il y a plusieurs millions d’années sur un point chaud, par un volcan progressivement effondré, aboutissant à la formation d’un récif corallien annulaire. Au moment de la naissance de Tahiti, la plaque tectonique sur laquelle est Makatea a été soulevée, projetant l’île en bloc et transformant son tombant extérieur en falaises de 80 mètres de hauteur, et son lagon intérieur en cuvette. Cela ne s’est probablement pas fait en une seule fois, ce qui explique les grottes à mi-hauteur des falaises (ici, côte nord-est).
L’ancien lagon s’est comblé de sédiments organiques qui se sont transformés en phosphate. Bien que la présence de phosphate ait été détectée à la fin du dix neuvième siècle, ce n’est qu’en 1907 qu’Etienne Touzé, ingénieur des Travaux Publics à Papeete, comprit l’enjeu économique de l’exploitation minière de ce phosphate, très pur, pour la production d’engrais et d’explosifs. Il crée la Compagnie Française des Phosphates de l’Océanie (CFPO) et l’exploitation peut démarrer en 1917. On est surpris par les moyens colossaux mis en place, montrant que son initiative correspondait à une stratégie mûrement réfléchie et soutenue par l’État. Pourtant les défis ne manquaient pas : l’isolement et l’inaccessibilité de l’île, l’absence de toute infrastructure, l’absence de population fixe sur l’île, l’absence de main d’œuvre, la difficulté du terrain… Le premier défi est l’extraction elle-même : elle nécessite le débroussaillage de la végétation pour mettre à nu le squelette de corail (le feo) formant de profondes cuvettes remplies de sable phosphateux.
Le sable est extrait à la pelle, puis dans des brouettes qui sont poussées sur des planches en surplomb des trous, pour rejoindre un tapis roulant.
La compagnie fait appel à une population asiatique, principalement japonaise.
Le deuxième défi est celui de l’acheminement avec création d’une voie ferrée de 7 kilomètres, ses locomotives et ses wagons, le tout raccordé à un funiculaire pour rejoindre le niveau e la mer.
Le minerai est alors déshydraté dans un immense four à fioul et stocké dans trois silos.
Le troisième et le plus difficile défi est le chargement. C’est sur sa côte ouest, sous le vent, qu’est creusé à l’explosif une minuscule darse. Initialement le chargement est effectué par l’intermédiaire de barges, pendant que les minéraliers croisent au large. En 1927 une jetée métallique est construite améliorant le chargement. En 1953 des travaux titanesques sont réalisés pour construire un pont transbordeur rotatif de 106 mètres de long, qu’on voit bien sur cette photo d’époque prise à peu près depuis notre emplacement.

Enfin, le défi qui nous semble le plus fou est, comme au Far West, la création en très peu de temps d’une ville entière, Vaitepaua : 3000 travailleurs : des maisons luxueuses, un hôpital, une école, des églises, une boulangerie, une boucherie, une coopérative, une blanchisserie, un cinéma, des terrains de tennis…Pour alimenter ce village : une usine électrique avec triphasé, des ateliers de mécanique, une fonderie… Tout le confort moderne avec électricité, éclairage public, eau courante, téléphone, TSF… on atteignait le même niveau de confort que les campagnes françaises dans les années 60.
Un autre défi était l’alimentation en eau de la population et des sites industriels qui se faisait au départ par le stockage de l’eau de pluie dans des réservoirs, parfois complété par des cargos venus de Tahiti. Le problème fut réglé par le creusement d’un puits à 33 mètres de profondeur dans la nappe phréatique. Comme on peut imaginer, le niveau de vie était incroyable, beaucoup plus élevé que dans le reste de la Polynésie, dans les années 1950-1960. Des produits de luxe du monde entier étaient importés.
La production de phosphate extrait s’élève à plus de 11 millions de tonnes pendant les années d’exploitation avec un record en 1960 à 400 000 tonnes. Une organisation du travail performante se met en place. Les premiers syndicats de Polynésie sont créés.
Progressivement la main d’œuvre étrangère est remplacée par des polynésiens attirés par les fortes rémunérations.
En septembre 1966, alors que la ressource n’était pas encore épuisée, la compagnie annonce sans préavis la fermeture de l’exploitation, sous un délai de 15 jours pour quitter l’île. On sait maintenant que cette décision est concomitante de la création du Centre d’Expérimentation du Pacifique (CEP), mis en place pour remplacer l’Algérie comme territoire d’essai des bombes nucléaires, dans les Tuamotu du sud (Moruroa, Fangataufa), avec comme site de commandement l’atoll d’Hao. Makatea avait été identifiée comme pourvoyeuse de main d’œuvre de haute qualité, unique dans le Pacifique. Les travailleurs furent copieusement indemnisés, purent rejoindre leurs îles d’origine ou Tahiti, avec les acquisitions qu’ils avaient faites grâce à leurs salaires élevés et rejoindre les CEP avec des salaires encore bien supérieurs.
Et Makatea est ainsi abandonnée. La population chute en quelques jours de 3000 à une trentaine d’irréductibles qui retournent cultiver leurs champs et chasser les kaveus . Toutes les infrastructures sont abandonnées sur place, et Makatea devient une friche industrielle à la taille de l’île, qui n’a pas bougé depuis.
C’est cette histoire tragique que Julien Mai nous raconte. Il nous accompagne sur les différents sites qui en gardent les traces : des rails, une locomotive complètement rouillée dans une clairière, des wagonnets alignés, la centrale électrique…
L’atelier de mécanique et la centrale électrique:
L’une des locomotives:
Le four du boulanger et la centrale de froid:
Le chemin du souvenir emprunte l’ancienne rue du village dont les fondations des maisons émergent de la végétation luxuriante, le four du boulanger… On poursuit jusqu’aux sites d’extractions où le squelette calcaire troué de milliers de creux commence à être recouvert de végétation de petits arbustes, des fougères, des pandanus.
Sur la côte est, on accède à un belvédère qui surplombe une magnifique cocoteraie sur la plaine, où on aperçoit une pension et quelques habitations, au bord du platier.

On termine par la visite d’une grotte magnifique, gigantesque, remplie d’eau douce, où les habitants de Makatea viennent se baigner pour se rafraichir. Cette grotte a été explorée par des spéléologues et communiquerait avec la nappe phréatique et des gouffres de plusieurs centaines de mètres de profondeur.
Pendant le délicieux déjeuner de poissons grillés et de kaveus que nous partageons avec Julien Mai, il nous raconte une partie de son parcours. Après une vie professionnelle très active, il a décidé de revenir habiter à Makatea, où il avait passé une partie de son enfance. L’idée était de faire revivre l’île. Elu maire depuis 1997, il a multiplié les initiatives tous azimuts et s’est mis à dos une partie de la population quand il a autorisé des études pour la reprise d’une exploitation minière par un Australien. Le projet ne verra jamais le jour. Le maire nous montre de rares films d’archive, réalisés pendant l’exploitation, qui sont stupéfiants.
Alors quel avenir pour Makatea? Les politiques lui tournent le dos depuis 1966. Mais c’est peut-être grâce à sa géologie qu’un frémissement arrive : en 2018, l’équipage du bateau Maewan, qui développe des actions éducatives, scientifiques et environnementales, débarque à Makatea et découvre le potentiel des falaises pour l’escalade. Il décide d’aider à la réalisation d’un projet d’éco-tourisme sportif centré sur la grimpe. Il revient six mois après avec une équipe de spécialistes, guides de haute montagne, champions d’escalade… Ils reconnaissent une qualité de roche exceptionnelle et aménagent quatre sites d’escalade : ils équipent plusieurs falaises, installent des tyroliennes et une via ferrata. Le Makatea Vertical Adventure est né. Tous les ans, un festival est organisé, qui réunit 200 à 300 fondus d’escalade.On imagine les sensations extrêmes que doit procurer l’escalade de ces falaises en surplomb de l’océan. Quant à moi, c’est dans une revue de montagne que, pour la première fois, nous avons entendu parler de Makatea.
Mais se pose toujours le problème de l’accès à l’île en l’absence d’aéroport et de port ; les touristes viennent avec le cargo mixte de Tahiti ou avec un petit bateau de passager depuis Rangiroa, l’atoll le plus proche. Sur place deux petites pensions et un camping permettent de loger les gens. Mais peu d’habitants semblent motivés par ce nouveau défi…
Le soir, revenus au bateau, on se plonge sur les témoignages, films, études réalisés à Makatea.
Le lendemain, on part à pied revoir ces incroyables vestiges rouillés dans cette végétation luxuriante. Au village, on tombe sur une famille qui fête le 1er novembre autour d’un barbecue. Le propriétaire nous propose de visiter sa réserve de kaveus qu’il a chassés. Il les garde dans des caisses en bois sécurisées par des parpaings pour que les bêtes ne s ‘échappent pas.
Il les nourrit avec des cocos et les échangera avec des produits au magasin ou pour éponger ses dettes, car le kaveu se vend très cher sur le marché de Papeete et auprès des restaurateurs.
Sa chasse qui est une véritable institution à Makatea : il faut préparer des pièges à base de cocos au pied des arbres et venir la nuit les surprendre au moment où ils sortent de leur trou. Quand on connaît la dangerosité du terrain de Makatea avec les innombrables trous de plusieurs mètres dans le calcaire, on comprend que c’est un sport dangereux mais qui rapporte gros, à l’échelle de Makatea! Alors qu’on s’apprête à le quitter, il nous offre deux magnifiques kaveus, qu’il immobilise selon une méthode traditionnelle avec de la ficelle et des feuilles de pandanus, transformant les bestioles en sorte d’insectes monstrueux, mais on est sûr ainsi de ne pas laisser un doigt entre les pinces de cette bête préhistorique! C’est ça la générosité polynésienne, spontanée et désintéressée! On se régalera le soir et le lendemain au bateau, avec l’équipage du bateau qui nous avait aidé à nous amarrer.
De retour au petit port nous discutons avec une famille venue passer la journée au bord de l’eau, entre baignade, pétanque, barbecue et caisses de bière!
Et voilà la vie s’écoule tranquillement à Makatea, sur les ruines du passé.
JP Roux-Levrat
Passionnant. Intéressant de constater que même au bout du monde dans les endroits les plus improbables les hommes ont installé leurs machines.
Lobert Caroline
Absolument passionnant et totalement inattendu !! Comme d’habitude un vrai plaisir de vous lire . Amitiés
THIERRY VIE
De superbes images qui en imposent. La précision des textes nous installent pratiquement auprès de vous. Merci pour ce partage régulier dont tu nous gratifies. La précision des mots et la “neutralité” de tes analyses donnent aux endroits que tu nous fais visiter une authenticité naturelle. Bon vent à vous “passagers du vent” !
Daniel Taillandier
Un western à la mode pacifique, c’est vraiment incroyable
Bravo et merci de nous faire partager vos découvertes
Bizz
Elisabeth et Daniel